La philosophie à petits pasGrâce aux ateliers philo proposés dans les écoles, la philosophie pour enfants se développe, confiante dans la capacité des petits à explorer les questions qui les habitent
Ils sont tout petits, mais leur tête est remplie de questions inversement proportionnelles à leur taille. Et leur créativité dans le domaine pourrait faire pâlir le plus socratique des philosophes. Longtemps, on a pourtant tenu les enfants à distance du questionnement philosophique. Comment l’infans – étymologiquement « celui qui ne parle pas » – aurait-il pu être considéré capable de s’approcher du logos, ce terme grec qui désigne à la fois la parole et la raison ? Mais les temps ont changé et la philosophie pour et avec les enfants ne cesse de se développer, à l’école comme dans le domaine éditorial.
« Il y a une part de mode, mais cela ne résume pas le tout de ce phénomène », note Jean-Charles Pettier, ancien instituteur spécialisé, devenu animateur d’ateliers philosophiques pour enfants et formateur auprès d’enseignants. Les parents souhaitent que l’enfant ait la parole, ils ne veulent plus transmettre sur un mode péremptoire. »
L’intérêt porté à la philosophie pour enfants peut certes cacher une forme de démission de l’adulte quand celui-ci ne veut pas assumer son rôle et se décharge en laissant l’enfant réfléchir. « Mais on sera alors déçu, car faire de la philosophie avec des enfants, c’est plus compliqué et exigeant que ce que l’on croit souvent ! », remarque le formateur.
Compliqué, mais pas impossible. « Tout rapproche, en fait, le philosophe et l’enfant, note le philosophe et écrivain Roger-Pol Droit, auteur de Osez parler philo avec vos enfants (1). L’enfant n’a certes pas le savoir du philosophe, ni sa capacité à théoriser. Mais il partage avec lui un “étonnement devant le monde” et une “ignorance” qui met en route le désir de comprendre. »
Permettre à l'enfant de progresser dans la réflexion et de se confronter à la parole des autres Côté pratique, la philosophie pour enfants se vit souvent en groupe, lors d’ateliers philo, à l’école ou dans les médiathèques. En France, plusieurs modèles coexistent, visant chacun l’expression de l’enfant, sa progression dans la réflexion et sa confrontation à la parole des autres. Ils se distinguent par la place, variable, donnée à l’adulte.
Ancienne enseignante, Jacqueline Chambard s’est intéressée à la philosophie pour enfants à un moment où elle était en grande difficulté avec certains élèves. « Je me sentais inefficace avec plusieurs enfants qui étaient sans appétit de savoir, sans désir », se souvient-elle. L’enseignante s’est alors intéressée à la méthode mise au point par Jacques Lévine, psychanalyste pour enfants aujourd’hui décédé.
Le principe en est simple : au cours d’ateliers d’une dizaine de minutes, les enfants gèrent eux-mêmes la parole et la discussion, à partir d’un mot proposé par l’enseignant, qui n’assure que la sécurité du cadre et reste entièrement extérieur à la discussion. « Le plus souvent, les blocages dans l’apprentissage sont liés à des problèmes d’image de soi de l’élève. Une dépréciation s’exprime soit dans la léthargie, soit dans la violence ou l’agressivité, explique la formatrice. Dans ces ateliers, l’extériorité de l’animateur permet aux enfants les plus en difficulté de sortir progressivement de leur rôle de mauvais élèves et de montrer une autre facette d’eux-mêmes. »
D’autres méthodes donnent plus de place à l’adulte. Celui-ci peut alors lancer la discussion à partir d’un support de presse ou d’édition et intervenir dans la discussion pour faire circuler la parole. Il permet à l’enfant d’avancer dans les problèmes qu’il soulève, de construire des liens entre ce qui est dit et ce qu’il connaît, entre la classe et l’extérieur. « Il ne s’agit pas de laisser l’enfant dire n’importe quoi, ni de lui laisser croire que tout ce qu’il dit est intéressant, mais de l’aider à approfondir, à examiner son opinion », précise Jean-Charles Pettier.
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Un temps de partage, dans lequel ils interviennent avec beaucoup de responsabilité" On l’aura compris, pas question de faire ingurgiter aux enfants Kant ou Hegel, mais peu à peu de les faire entrer dans un art de l’interrogation. Contrairement aux idées reçues, les enfants prennent cette activité très au sérieux et ne se lancent pas dans des surenchères verbales, ni dans des batailles de mots. « C’est impressionnant de constater le grand plaisir qu’ils prennent à ce temps de partage, dans lequel ils interviennent avec beaucoup de responsabilité », remarque Jacqueline Chambard.
Et ce ne sont pas les conflits qui sont les plus difficiles à gérer ! « Quand il y a un conflit, des échanges sont toujours possibles, explique Jean-Charles Pettier. Le problème vient plutôt du sens commun, d’une idée sur laquelle tous les enfants sont d’accord mais qui cache, en fait, un grand vide. »
Le secret de la philosophie avec les enfants reste de laisser le temps au temps et de ne pas brusquer les choses. Cylvi Aupin en a pris conscience quand elle s’est attelée au projet de réaliser un documentaire sur un atelier de philosophie dans une classe de maternelle en région parisienne,
Ce n’est qu’un début , qui sort en salles mercredi 17 novembre.
Un atelier de philosophie n’agit pas par magie, mais il permet progressivement à un enfant qui souffre d’une image négative de lui-même de retrouver une estime de soi et une place dans le groupe. Jacqueline Chambard a ainsi été le témoin de vies transformées par cette pratique.
La philosophie pour enfants a aussi une visée citoyenne
« “La philosophie redresse les corps”, disait Jacques Lévine et je peux dire que je l’ai constaté dans la réalité », partage-t-elle, se souvenant d’un élève en situation de grand échec, tout le temps affalé sur son bureau et que les autres enfants ne remarquaient même pas. « À cause de ce qu’il s’est mis à dire dans les ateliers philo, les autres enfants se sont intéressés à lui. Il a ainsi pu trouver une place dans la classe. »
La philosophie pour enfants a aussi une visée citoyenne. En permettant à l’être humain de comprendre qu’il a en lui un potentiel, une capacité de penser, d’exercer sa liberté, de raisonner et de choisir, l’atelier développe une compétence essentielle dans la vie d’une démocratie.
Quant aux adultes, parents, animateurs ou instituteurs, ils ne restent pas indemnes devant le questionnement des enfants. Entrer dans les questions de son enfant est une façon de partager avec lui une condition humaine commune. L’adulte se voit alors renvoyé à ce qu’il pense, à ce qu’il croit, à ses propres recherches.
Gilberte Tsaï, directrice du centre dramatique de Montreuil, qui accueille depuis plusieurs années des «petites conférences» pour adultes et enfants, constate combien le jeune public transforme la parole des philosophes « professionnels ». « Quand ils s’adressent à des enfants de 10 ans, les philosophes sont amenés à parler plus d’eux-mêmes, à prendre des exemples choisis dans leur vie. Empêchée d’utiliser un langage technique, leur langue devient plus imagée, plus accessible aux enfants comme aux adultes non initiés. »
Parents, enfants et « vrais » philosophes peuvent alors conjuguer leur force pour penser la vie. « Ce qui m’intrigue beaucoup quand je regarde le film que nous avons réalisé, c’est qu’à la fin, on ne sait plus bien quel âge ont les enfants qui s’expriment, partage Cylvi Aupin. Ni si ce sont des adultes ou des enfants… »
Elodie MAUROT
(1) Bayard, 170 p., 14,90 €.
http://www.cenestquundebut-lefilm.com/