Ma fille se trouve trop ronde
Elles ne sont ni en surpoids ni obèses. Pourtant, à l’âge de la puberté, certaines jeunes filles supportent mal leurs rondeurs féminines. Au point parfois d’entamer d’inutiles et dangereux régimes amaigrissants
«Ma fille a 13 ans. Elle grandit, prend des formes. Certaines de ses copines sont encore très menues. Elle est complexée, compare ses cuisses qu’elle décrit comme “énormes” avec celles de sa sœur de 9 ans qui lui paraissent très fines. Je lui dis que c’est normal à son âge de prendre des rondeurs, mais je sens qu’elle a besoin d’être rassurée », raconte Sophie.
Ce témoignage, dans lequel de nombreuses mères se retrouvent, montre que les questions du poids et du « diététiquement correct », conjuguées à la crainte de l’anorexie et de l’obésité, sont désormais inscrites sur la liste noire des angoisses parentales.
« Il n’y a pourtant rien d’inhabituel à se trouver trop ronde à l’adolescence. Il existe une “dysmorphophobie” normale à cet âge : on ne reconnaît plus son corps. C’est encore plus difficile à vivre aujourd’hui, à une époque où se produisent de plus en plus de pubertés précoces. Certaines petites filles de 10 ans ont déjà des rondeurs féminines. Elles se comparent alors à leurs copines et se sentent grosses », observe Dominique-Adèle Cassuto, nutritionniste à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris (1). Elle y reçoit des adolescentes qui se plaignent de leur poids, sans que cela soit toujours justifié.
"Les filles ont, plus que les garçons, tendance à se juger en surpoids "
Signe peut-être d’une pression plus forte exercée sur le corps dans notre pays, les jeunes Françaises, pourtant plus minces que leurs voisines européennes, considèrent avec peu d’indulgence leurs rondeurs, souligne Thibaut de Saint Pol, sociologue (2). « Les filles à l’adolescence ont, plus que les garçons, tendance à se juger en surpoids, voire très en surpoids, quand elles ne le sont pas au regard des normes de l’OMS », observe-t-il.
Auteur de l’ ouvrage Les Défauts physiques imaginaires (3), Jean Tignol, professeur émérite de psychiatrie à l’université de Bordeaux-Segalen, regrette que « nos sociétés occidentales promeuvent des images du corps inatteignables pour la plupart des gens. Or les enfants déchiffrent très tôt le monde et adhèrent à cet idéal de minceur dès 6-7 ans. »
Pas toujours facile pour les parents de dédramatiser la situation face à une adolescente qui s’acharne à pointer des bourrelets qu’elle est seule à voir. D’autant que les adultes ne sont pas toujours étrangers à cette obsession.
« Les pères sont de plus en plus soucieux de leur propre ligne et ont parfois des remarques blessantes sur celle de leur fille. Quant aux mères, elles commettent parfois l’erreur de démarrer un régime avec leur fille, ce qui est une très mauvaise idée, notamment parce qu’une adolescente a souvent très faim. De plus, les tentatives de perte de poids peuvent s’avérer dangereuses à cet âge : ralentissement de la croissance et de la formation des os, arrêt des menstruations, dépression… Elle risque aussi de mettre le doigt dans un engrenage sans fin qui, à terme, se soldera par des kilos supplémentaires », dit Dominique-Adèle Cassuto.
« Les régimes sont des vrais pièges qui peuvent déboucher sur une anorexie »
Encore plus inquiétant, Jean Tignol précise que « les régimes sont des vrais pièges, car ils procurent souvent à la jeune fille qui maigrit un sentiment d’exaltation qui peut dégénérer et peuvent déboucher sur une anorexie mentale ».
Certains parents redoutent aussi de voir la silhouette de leur fille se transformer. Sylvie reconnaît servir à table de plus grandes portions à son fils de 14 ans qu’à sa fille de 12 ans, « de manière préventive ». Sophie craint aussi de voir sa fille de 13 ans « déraper », mais ne sait comment se comporter. « Il faudrait qu’elle fasse un peu attention à ce qu’elle mange, car elle a beaucoup d’appétit… Mais je ne dis rien car je ne voudrais pas la complexer, qu’elle devienne anorexique ou boulimique. Cependant, je ne suis pas sûre d’avoir raison de me taire. »
Cette attitude ambivalente est souvent motivée par le désir d’éviter des souffrances à leur enfant. Ainsi Hélène s’inquiète de voir sa fille de 10 ans choisir des modèles de pantalons « qui lui font les jambes plus minces ».
« Dans mon enfance, je n’étais pas grosse, mais j’avais une petite bouée au niveau du ventre. Mes frères m’avaient surnommée Bouboulina. J’en ai beaucoup pleuré jusqu’à ce que j’apprenne que Laskarina Bouboulina était une vraie “femme forte”, une héroïne de la guerre de libération grecque. Malheureusement, je ne l’ai appris qu’à l’âge adulte. Je ne veux pas que ma fille subisse ce genre de moqueries. Mais que faire ? L’emmener chez le médecin au risque de souligner un problème là où il n’y en a sans doute pas ? C’est délicat.»
Il est important de comprendre ce que cache ce malaise
Pour Dominique-Adèle Cassuto, il est avant tout important de surveiller la courbe de corpulence. Depuis 1997, la norme IMC (indice de masse corporel) (4) présente dans le carnet de santé est un outil précieux. « Il faut s’alarmer lorsque l’enfant ne reste pas dans son “couloir”, c’est-à-dire dans l’espace compris entre deux courbes. Un dérapage dans le couloir supérieur trahit une rupture, une prise de poids excessive qu’il est primordial de prendre en compte sans tarder, même si on ne se trouve pas dans la zone rouge du surpoids », dit-elle.
De nombreux spécialistes soulignent l’intérêt de l’IMC, mais déplorent son manque de finesse. Sur le plan médical, deux adolescentes de 13 ans mesurant 1,55 mètre et pesant respectivement 38 et 55 kg se situent dans la norme médicale, mais dans les limites hautes et basses des courbes de corpulence. Si la première est très menue, la seconde se trouvera sans doute trop ronde, « d’autant qu’aujourd’hui, les jeunes filles et les parents ont tendance à considérer comme normale la fourchette basse », observe la nutritionniste.
Si une jeune fille souhaite maigrir alors que son poids est médicalement « normal », il est important d’essayer de comprendre ce que cache son malaise. Dominique-Adèle Cassuto souligne en effet qu’« à l’adolescence, les troubles de l’image de soi peuvent entraîner des désordres alimentaires ».
Mieux vaut inciter l'adolescente à écouter son appétit et à pratiquer un sport
Pour Jean Tignol, « se préoccuper de son corps à l’adolescence n’a rien de pathologique à condition de ne pas dépasser certaines limites. Il faut s’alarmer quand cette préoccupation est intense, dure dans le temps, et si le comportement change ». Elle persiste à vouloir faire un régime ? « Il est important de lui expliquer que ce serait non seulement inutile, mais carrément contre-productif », insiste Dominique-Adèle Cassuto.
L’éducation familiale ne peut donc pas se réduire au suivi de la courbe du poids. Il serait aussi très dommage de sacrifier le plaisir et la convivialité de la table au culte de la minceur. Mieux vaut inciter son adolescente à écouter son appétit et à pratiquer un sport, bon pour la santé mais aussi pour le moral, ou toute autre activité qui l’ouvre sur le monde et lui procure de la satisfaction et renforce l’estime de soi.
Il s’agit aussi de la rassurer sur l’image qu’elle renvoie, une image qui n’émane pas seulement de son physique mais de ses qualités humaines. Tout en gardant à l’esprit que les apparences sont importantes à cet âge. Si, à l’évidence, la représentation que la jeune fille a d’elle-même ne la satisfait pas, son désarroi est bien réel. Il mérite d’être pris au sérieux.
Marie AUFFRET-PERICONE
(1) Auteur, avec Sophie Guillou, de Ma fille se trouve trop ronde, Éditions Albin Michel, 8 €, 136 p.
(2) « Surpoids, normes et jugements en matière de poids : comparaisons européennes », Population et sociétés, avril 2009, n° 455.
(3) Les Défauts physiques imaginaires, de Jean Tignol, Éditions Odile Jacob, 200 p., 21,90 €.
(4) Poids en kilos divisé par le carré de la taille en mètre. IMC = poids (en kilos)/taille2 (en mètre).