L'académicien Goncourt, auteur des "Allumettes suédoises", vient de nous quitter. Portrait d'un grand écrivain qui adorait la vie.
Il avait obtenu ce dont tout écrivain rêve : une reconnaissance immédiate, internationale et indélébile doublée d'un succès sans égal.
Les Allumettes suédoises allaient devenir le roman indissociable de la vie de Robert Sabatier.
Paru en 1969, il mettait en scène la vie d'un minot de Montmartre qui doit quitter son royaume après la mort de ses parents et les premiers bruits de bottes nazis. Envoyé en Auvergne chez ses cousins, il se reconstitue une petite vie faite de découvertes, d'émois adolescents et de l'apprentissage d'un monde souvent ingrat et parfois enchanteur. Cet immense succès de librairie enseigné dans les écoles sera bientôt suivi de sept autres tomes qui tous trouveront leur public.
L'auteur ne boudera jamais son plaisir tout en regrettant que sa saga éclipse le reste de son oeuvre. Son Histoire de la poésie française en neuf tomes est un livre de fonds de bibliothèque, ses bouts-rimés resteront parmi les mieux construits du XXe siècle, Les années secrètes de la vie d'un homme (paru en 1984) n'ont pas pris une ride et Diogène est un texte inclassable et magistral, à la fois pièce de théâtre, roman élégiaque, essai et réflexion sur l'histoire de l'humanité.
À l'origine du second Goncourt de Romain GaryDevenu un mandarin des lettres après son élection à l'Académie Goncourt en 1971, Robert Sabatier ne se considéra jamais comme un auteur installé. À la table de Drouant, il vouait une admiration sans bornes à son ami Michel Tournier. À chaque rentrée littéraire, il vantait les mérites d'un roman sans arrière-pensée, jalousie ni acrimonie. À l'automne 1975, il était allé trouver Romain Gary pour lui demander les yeux dans les yeux s'il était l'auteur sous le pseudonyme d'Émile Ajar de La vie devant soi. Devant les protestations de celui-ci, il avait milité auprès de ses confrères pour attribuer le Goncourt à ce jeune auteur, couronnant ainsi une deuxième fois par mégarde, mais non sans raison, l'auteur des Racines du ciel...
Chez ce vieil homme - mort aujourd'hui à 89 ans - le regard de l'enfance n'était jamais loin. Il adorait s'encanailler dans les restaurants de Paris, appréciait d'être "traité" chez Lipp, que l'on pose son rond de serviette à côté de son assiette au Fouquet's, qu'on lui donne la meilleure table au Mathis, qu'on l'invite à danser chez Castel, que Gilles Pudlowski l'entraîne dans un bistrot à la cuisine roborative qu'il affectionnait tant. On peut être un écrivain respectable et un juré sérieux et savoir ne pas se prendre au sérieux. Il évoquait avec une gêne non feinte les honneurs que lui rendait régulièrement son village de Saugues en Haute-Loire, qui avait inauguré une bibliothèque à son nom.
Curieux de tout et de tous, Sabatier était également d'une fidélité sans accroc. Il a publié tous ses livres - sans la moindre exception - chez Albin Michel où il fut directeur littéraire. Après la mort de Christiane, sa seconde femme, il renoua avec Jean-Pierre, son fils unique que les soubresauts de la vie avaient éloigné. Rien ne l'enchantait plus que de le présenter à ses amis et de le laisser évoquer des souvenirs dont il avait été longtemps exclu. Ces derniers mois, bien qu'il fît de fréquents allers-retours entre son domicile, l'hôpital Ambroise Paré de Boulogne et celui de Sainte-Perrine à Paris, laissèrent du temps aux deux hommes pour renouer les fils d'une discussion qu'ils avaient interrompue près de 60 ans plus tôt.
Il ne se plaignait jamaisIl y avait chez Sabatier une élégance anglaise : il ne se plaignait jamais. Ni de sa solitude de veuf, ni du - relatif - insuccès de certains de ses derniers livres, ni de ses amis qui disparaissaient inexorablement, ni de l'ingratitude de romanciers qu'il avait contribué à faire connaître, ni du souffle qui lui manqua dans les ultimes jours de sa vie. Chez lui - un vaste appartement agrémenté d'une large terrasse dans le 16e arrondissement -, il adorait regarder la télévision. Les séries avaient sa préférence.
Il regardait sans se lasser les épisodes d'Alice Nevers, le juge est une femme, trouvant que Marine Delterme, son actrice principale, ressemblait furieusement à sa première épouse ; il connaissait sur le bout des doigts le nom des héros de la Star Academy, et pouvait vous résumer avec émotion un documentaire qui l'avait enchanté sur une obscure chaîne de la TNT. C'est ce regard original, iconoclaste qui vient de nous quitter. Les cimetières sont peuplés d'écrivains irremplaçables. Il ira les rejoindre, mais il n'est pas interdit de dire que la langue et la littérature françaises sont moins flamboyantes aujourd'hui qu'hier.
Par Jérôme Béglé (Le Point .fr)